La Domina Fortunæ : Pile ou Face

Je ne sais plus comment j'ai atterri dans les mains de cet homme, je me souviens seulement d'avoir traversé de nombreuses villes, d'être passé entre de nombreuses mains et d'avoir été échangé contre de nombreuses choses. Dans tous les cas, j'appartiens maintenant à ce pantin, qui, sale, apeuré et abandonné, se déplace prudemment au milieu de ruines encore fumantes.

Le silence est de plomb, seul les pas du jeune homme sur le sol brûlé et dévasté nous rappelle que quelque chose vit dans cet endroit oublié des Dieux. Au détour d'une rue, il aperçoit une bâtisse qui semble épargnée par la dévastation, s'approchant de l'entrée, il pousse ce qui reste de la porte, qui s'entrouvre en grinçant avant de tomber de ses gonds provoquant un bruit semblable au tonnerre et soulevant ainsi un nuage de poussière qui dévoile une terrible spectacle : une femme est recroquevillée dans un coin, face au mur, le dos de sa robe déchirée, la peau brûlée et en s'approchant, le jeune soldat découvre que son corps est déchiqueté, les os apparents, le visage brûlé, les mains enserrant un nourrisson, qui regarde le pauvre homme de ses yeux vides. Mais la poussière retombe déjà tel un linceul funèbre et les deux corps se fondent de nouveau dans le macabre décor.

Mon propriétaire est prit de nausées, sa tête lui tourne, son corps tressaille, ses yeux pleurent, ses jambes s'affaissent et il reste planté là pendant une éternité de tourments infinis.

Son esprit lui revient et il marche à travers la cité détruite, se laissant guider par son instinct qui le fait s'arrêter devant une école où des corps d'enfants jonchent le sol, fauchés dans leur jeunesse, leur sang innocent abreuvant la terre déjà gorgée des morts de centaines d'innocents.

Puis tout s'accélère, l'homme entend un bruit et ses réflexes reprennent le dessus et lui sauvent la vie. Un coup de feu claque. Il s'abrite derrière un muret en ruines. Un autre coup de feu. Le silence. Puis un canon apparait devant son visage. Il se sent coupé du monde. Il va mourir. Il le sait. Il ne peut rien faire. Alors il attends. Mais rien ne se passe. L'arme s'est enrayée. Il croise le regard du tireur apeuré et atthéré. Il se ressaisit et raffermit sa prise sur la crosse de son fusil et vise le fuyard.

Puis la bestialité de l'être humain reprend son droit.

Son premier coup de feu atteint l'épaule. Le deuxième la jambe. Le troisième le dos. A chaque balle qui atteint sa cible, mon propriétaire atteint un peu plus l'extase. A chaque cri que pousse sa victime, il sent le désir monter en lui. A chaque douleur qu'il inflige, il a l'impression de sentir les siennes le quitter.

Tout s'arrête, son adversaire s'écroule et toute son extase le quitte, le laissant exténué. Il reste à regarder le corps, contemplant le sang qui coule et qui offre un peu couleur à ce monde plongé dans la noirceur. "C'est beau...", pensa-t-il, avant de réaliser l'horreur de ses pensées. Encore sous le choc il ne réalise pas tout de suite qu'une jeune fille s'est penchée sur le corps et pleure le mort.

C'est à ce moment que j'entre en scène, moi votre narrateur, je décide de forcer un peu le destin et insinue à l'homme l'idée de me lancer pour jouer la vie de cette gamine à pile-ou-face. Il n'y a pas de raison que seul ce pantin est le droit de s'amuser, non ?

Face, elle vit.
Pile, elle meurt.
Rien de plus simple, et pourtant c'est tellement excitant !
Je me sens voler, tournoyer dans les airs, puis retomber.
L'homme me plaque contre le dos de sa main.
Face. La gamine vivra finalement.

C'est alors qu'il fait ce à quoi je ne m'attendais pas. Tendant sa main vers la fillette, il m'offre comme un vulgaire jouet ! Elle ne comprend pas pourquoi il lui sourit, mais elle me serre contre son cœur et je me sens toute bizarre, j'ai l'impression de me fondre à l'intérieur de son corps, je vois ce qu'elle voit, je ressent sa tristesse, je traverse sa mémoire, entend ses pensées et je deviens Elle ! Nous sommes désormais une seule entité et je deviens à partir de ce moment Kim Lîen Ngô, jeune fille de 9 ans...

Ville de Ba Làng, Viêt-Nam, 1971

Je pourrais vous conter la suite de mon histoire mais l'envie m'en manque, je préciserai juste que je ne sais pas ce qui est advenu de mon ancien porteur mais cela m'étonnerait qu'il n'est pas succombé à la folie....les hommes sont si faibles...

Si j'étais une chanson, je serai le chant des sirènes.

Si j'étais un climat, je serai orageux.

Si j'étais une voix, je serai envoûtante.

Si j'étais un vice, je serai le Jeu.

Si j'étais un défaut, je serai la Luxure.

Si j'étais une maladie, je serai la Peste.

Si j'étais un métier, je serai le Croupier.

Si j'étais un objet, je serai la Pièce de Monnaie.

Si j'étais une saison, je serai le Printemps.

Si j'étais une sensation, je serai le Dépendance.

Si j'étais un sentiment, je serai le Désir.

Si j'étais une créature fabuleuse, je serai la Sirène.

Si j'étais une odeur, je serai celle de l'Être Aimé.

Si j'étais une plante, je serai Carnivore.

Si j'étais un plat, je serai celui du Condamné.